
Muchachas
de Juliana Fanjul
2015, 63 minutes, HD, Couleur, Suisse, Mexiqque ECAL / HEAD / UNMUNDUS
Festival Visions du Réel de Nyon en avril 2015
Festival Riviera Maya Film en avril 2015
Festival Dok Fest de Munich en mai 2015
Festival Guanajuato International Film en juillet 2015
États généraux du film documentaire de Lussas en août 2015
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– Elle disait qu'elle m'aimait comme une sœur.
– Et pour vous, elle était comme une sœur ?
– Je l'aimais comme une patronne, comme ma patronne.
A la mort de sa grand-mère, Juliana, partie vivre à l'étranger, revient au Mexique. Elle y retrouve les « muchachas » de la famille, les « bonnes », et décide de s'intéresser à ces femmes silencieuses, qu'elle a toujours connues mais qu'elle ne connaît pas, celles qui incarnent l'autre Mexique, loin de celui de son enfance...
La grande force de Muchachas est d'être un film tout en sensibilité, en humanité, mais aussi un film dur, un constat glaçant. Ce qui frappe en premier lieu, c'est la beauté et la présence des trois femmes que l'on suit, Reme, Lupita et Dolores. La caméra est toujours au plus près de leurs corps et de leurs visages fatigués mais très vivants, face à des « maîtres » absents, au regard blasé. Nous les suivons dans leurs tâches quotidiennes, ménage, cuisine, lessive... gestes usants et milles fois répétés, mais qui, étrangement, laissent apparaître une certaine beauté : celle d'un savoir-faire, d'une appartenance à la vie, tandis que les patrons semblent souvent perdus, errants, ennuyés ou ennuyeux... Elles œuvrent en silence, invisibles, et pourtant, dans le film, elles sont l'unique source de chaleur dans ces absurdes grands appartements froids, sortes d'esprits gardiens d'une histoire et de lieux désertés. A un moment, nous voyons l'employeur de Lupita, Madame Kux, lui demander où faire les courses, et quoi acheter. C'est une scène fascinante : il y a d'un côté une femme richissime au visage douloureux, qui semble complètement perdue, et de l'autre son employée, très présente et digne, qui apporte avec elle la réalité, le concret des légumes ou d'une recette de cuisine.
Les trois femmes, que jamais personne n'écoute (pense-t-on d'ailleurs qu'elles peuvent avoir des
choses à dire ?), se confessent, parlent de leur enfance, de leurs amours, ou de leur absence d'enfance et d'amour. Ces paroles intimes sont poignantes, l'émotion affleure à chaque instant, sans jamais tomber dans la sensiblerie : il y a quelque chose de toujours doux et sobre dans les images, mais leur contenu est extrêmement dur. Ces 63 minutes délivrent des moments très douloureux, comme si l'amour que la réalisatrice manifeste pour ces femmes ne pouvait passer que par un regard objectif, neutre, sur la vérité crue de leurs conditions d'existence, et de son propre statut de privilégiée.
Parfois c'est un détail : des cartons posés contre un mur, sur lesquels nous pouvons lire « livres éducatifs ». Puis une chambre d'enfants. Et un peu plus tard, Dolores, l'employée de maison, qui nous explique qu'elle aurait aimé aller à l'école, mais que son précédent employeur l'en a empêchée, car il fallait bien quelqu'un pour garder son fils... Ou encore, au milieu du film, une scène banale, filmée avec retenue, mais presque insupportable. Lupita prépare à manger pour les invités de Madame Kux. Elle paraît débordée, mais c'est elle qui doit ouvrir aux hôtes, tandis que sa patronne reste oisive dans le salon. Les gens lui disent à peine bonjour. Puis vient le repas. On parle cinéma, on se sert lentement, sans presque regarder Lupita qui attend, transparente, avec ses plats lourds sur les bras. Parfois une petite plaisanterie ou un sourire paternaliste. Car pour les patrons, elles font partie de la famille, ces bonnes qu'on sous-paye, qu'on écrase de tâches usantes, dont on ne sait rien, et qu'on gratifie familièrement d'un baiser sur la joue au moment du départ, ou d'un sourire bienveillant de parent généreux. Et c'est bien cela le plus terrible, la distance interminable de perception entre ces deux groupes sociaux, qui paraît symbolisée par le trajet sans fin dans lequel nous suivons Lupita rentrant chez elle, pour endosser à nouveau le tablier de « bonne », dans son propre foyer.
De ce fait, le statut de la réalisatrice est ambigu, et beau. Elle ne cache pas être du « bon côté » du mur, et on se demande parfois de quel droit elle pose à ces femmes toutes ces questions parfois bouleversantes. Mais en même temps, tout en faisant état d'une réalité, ce documentaire résonne presque comme un acte de pénitence, une volonté de passer « de l'autre côté », de briser le mur, de rattraper le temps perdu. La relation que nous voyons se tisser entre elle et les « muchachas », toujours entre réserve et émotion, est pleine de non-dits, de colères, de peines et d'amour murmurés, et on en vient presque à regretter les quelques interventions de la voix-off, qui explicitent un peu trop ce que crient ces images et ces dialogues sans paroles. Des aspirations sacrifiées, des vies de femme qui s'écoulent en silence. Un film superbe, qui, comme Reme, Dolores et Lupita, laisse durablement sa marque, quoi qu' « en toute discrétion ».
Charlotte Janon